Ils ont en commun une île, la matière mais aussi des savoir-faire uniques. Une vingtaine d’artistes, designers, entrepreneurs d’Haïti et de la République Dominicaine ont travaillé en collaboration, dans la rigueur et la persévérance sur plusieurs années pour mettre sur pied une collection originale de 153 parures, présentée en juin 2023 sous l’égide de Caribbean Export, avec le financement de l’Union européenne.
Santo Domingo, jeudi 22 juin, 18heures sonnantes, apparaissent dans la première salle d’exposition les bustes de mannequins habillés de velours sobre dévoilant leurs atours en pierres, corne, métaux, bois…Avec une dextérité et une créativité particulière, les designers haïtiens et dominicains ont joué avec les matières comme on joue avec des pinceaux pour révéler au monde, une collection collective d´œuvres exceptionnelles à travers une nouvelle marque caribéenne “Symbiosis”
Nous sommes à la Quinta Dominica, au cœur de la zona coloniale. Les projecteurs sont braqués sur l’´évènement. Au jaspe rouge et vert d’Haïti se mêlent le larimar et l’ambre de la République Dominicaine, aux métaux s’associent les fibres, la corne et le bois ou la noix de coco dans une symbiose éclatante. Il y a à la fois une unité et des unicités, et surtout un enthousiasme remarquable de tous pour cette exposition et le projet qui l’a fait naître. Comme l’évoquait Anny Abate la curatrice de l’exposition en charge de son installation “C’est un projet qui a de la force, qui traduit quelque chose et qui cherche son équilibre. Le défi de l’exposition Symbiose c’est de connecter le travail des créateurs en donnant son espace à chacun, sans en changer le sens…”
Au commencement une thématique Taino…
Tout a commencé en 2019, avec le lancement d’un projet d’assistance technique visant à renforcer les capacités de production de la chaîne de valeur de l’artisanat dans les deux pays voisins. Ce projet de la composante “Commerce et Secteur Privé” du Programme de Coopération Binationale Haïti-République Dominicaine, financé par l’Union Européenne et mis en œuvre par Caribbean Export, seul organisme de promotion du commerce et de l’investissement pour les pays du CARIFORUM a véritablement favorisé les synergies souhaitées par le programme, tout au long du processus, qui sont axées sur la co-promotion et la coproduction.
Dès le départ, l’idée d’une collection de bijoux, conjointe, exportable avec une identification caribéenne définie, est proposée comme aboutissement du projet autour du thème Taino. Symbiosis la marque qui en est née, se voulait une rencontre collaborative entre designers haïtiens et dominicains, en s’appuyant sur ce que nous avons en commun” explique Philippe Dodard, alors directeur de l’ENARTS, Ecole Nationale des Arts, dont quelques étudiants ont aussi participé à ce projet par des échanges entre les deux institutions de formation, l’ENARTS en Haïti et CENADARTE en RD.
16 créateurs en parfaite symbiose
Neuf artistes haïtiens et sept de la République Dominicaine ont participé à cette aventure. Deux noms reviennent régulièrement dans leurs témoignages : celui de la fameuse designer Jenny Polanco, sans laquelle le projet n’aurait pas vu le jour et qui a malheureusement succombé au covid avant de l’avoir vu se concrétiser, et celui de Jorge Caridad, le “maitre” de la pierre, fondateur des musées de l’ambre et du larimar, qui a ouvert son atelier et largement ses bras, à tous les participants, pour partager son talent et ses connaissances du minéral, matière première de la plupart des bijoux exposés.
Ces sessions restent pour tous mémorables et particulièrement enrichissantes. “Au début du projet, aucun de nous, les Haïtiens, n’était joaillier ni ne connaissait les pierres, et nous rencontrions en RD des spécialistes. Travailler ensemble, sur les techniques de taille et de polissage, était tout à fait nouveau pour nous”, confie Sandra Russo qui a accompagné le projet. “En Haïti nous avons une tradition et des techniques très anciennes sur le travail de la corne et du bois. A l’initiative de Michel Châtaigne, le Bureau des Mines d’Haïti a proposé des pierres alors inconnues des Dominicains, comme le quartz, le jaspe, la malachite et l’azurite”.
Un partage de savoir-faire…
Cet échange de savoir-faire sur les matières, autant que l’apport de pierres nouvelles, semblent avoir inspiré les artisans et artistes des deux pays.
Gisselle Mancebo Castillo, reconnue dans le domaine des bijoux en larimar, a exposé une dizaine de sautoirs magnifiques, mêlant dans un kaléidoscope de couleurs, les bleus, rouges, jaunes et verts des pierres de l’île : “C’est la première fois que je travaille avec ces pierres, ce fut un expérience incroyable”. Gimarie Grullon, designer de la marque Tiaggi, a aussi adopté les jaspes rouge et jaune d’Haïti, harmonieusement mariés à l’ambre dans une création remarquable. Pour elle, c’est une expérience formidable comme designer, “autant qu’un honneur et un plaisir de travailler avec des artisans d’Haïti”.
Les nouveaux créateurs
Juste à côté, un apparat délicat et original décore non seulement un buste de manière majestueuse, couvrant les épaules, les bras, le poitrail et même la tête. Les pierres sont sobrement reliées par des chaînes et fils de cuivre. Cette création de Garibaldi Jean Baptiste, à la fois sobre et intrigante interpelle le visiteur. Tout comme celle d’Emmanuel Saincilus, dont on retrouve l’univers artistique de peintre, plasticien et sculpteur dans un travail d’orfèvrerie martelé tout à fait original. Ces jeunes créateurs haïtiens, diplômés de l’ENARTS n’étaient pas présent pour raconter l’expérience créative, mais leurs créations parlaient pour eux.
Michel Châtaigne, figure haïtienne de la mode, rompu au design de vêtements, chaussures et accessoires, signait ici ses premières créations de bijoux en métal en utilisant la technique du fer découpé et mêlant cuivre, laiton et pierres. C’est la même technique qui a inspiré Nora Leurebours de Tipik Créations, habituée à concevoir ses accessoires de mode et objets pour la maison à partir de papier maché, corne de vache ou fibre naturelle, et qui s’est trouvée inspirée par les métaux et pierres offertes à sa créativité.
Mélange de matières…
Les combinaisons heureuses de pierres et d’autres matières comme la corne et le bois se retrouvaient chez plusieurs créatrices comme Gisela Maria Lozada, de la marque Shelaia Store (RD) ou Barbara Taveras (RD) chacune mariant avec delicatesse le bois, les coquillages, l’ambre ou le larimar. C’est aussi ce qui caractérisait les pièces très ethniques présentées par Cristina Nuñez, toujours riches d’intrants endémiques de la République Dominicaine comme la noix de coco, l’os, l’ambre ou le larimar, auxquels elle associait discrètement quelques pierres d’Haïti.
Daphnée Floréal, formée à la joaillerie de l’école de design d’Altos de Chavon s’est amusé à réhausser ses créations (collier pectoral) Bijou Lakay, où la corne est très présente, de quelques accents de nouvelles couleurs et matières.
Experte en fusion d’éléments tribaux et design urbain, Martine Bourjolly Cantave, créatrice haïtienne de bijoux de la marque Héritage Nomade et animatrice du seul atelier de bijoux ayant pu se tenir en Haïti, présentait quelques pièces marquantes de sa version de la marque Symbiose.
Toutes premières fois
Comme Martine Bourjolly Cantave, les créateurs haïtiens ont souvent choisi de rester proche du thème Taino. Régine Tesserot Fabius et Ariel Fabius, conceptrices de meubles et d’accessoires pour la maison ont ainsi conçu des pièces résolument inspirées des dessins et objets Taino, en y intégrant parfois des matériaux traditionnels (cuir, corne, bois) ainsi que les pierres façonnées et montées pour elles dans les ateliers dominicains. “Nous avons été amenés à créer sur un thème et dans un médium nouveau pour nous” rapportent-elles.
Architecte de profession, Fatima Polanco s’est prise de passion pour la création de bijoux et s’est révélée une virtuose de la palette de pierres indigènes. Symbiosis semble avoir inspiré son imagination avec une collection riche de toutes les pierres de l’iles agencées avec originalité.
Témoignage tangible de la collaboration
La première édition de Symbiosis, à la fois projet et marque, offre une vitrine à la création de bijoux et accessoires de mode faits à la main, à partir de matières premières de l’île. Pour Leonel Naut, directeur de Caribbean Export, cette première collection est un témoignage tangible et le produit d’une collaboration qui met en exergue le potentiel et le talent artisanal exceptionnels de l’île. « Cette collection favorise le dialogue binational entre les deux pays grâce à l’esprit de collaboration avec lequel ces pièces ont été créées C’est un projet d’avant-garde. Une collection qui peut apporter autant de résultats positifs, c’est émouvant…” déclarait-il, en soulignant combien la diversité créative et culturelle de l’île et la conception de nouveaux produits à valeur ajoutée peuvent améliorer l’offre exportable et contribuer au développement économique du secteur.